Dans ma petite étude sur les toponymes du Nord-Saintonge j’ai démontré, du moins je l’espère, les différentes origines des toponymes. Ceux issus de l’Age du bronze sont très nombreux, facilement identifiables même si totalement incompréhensibles étant donné notre ignorance quasi-totale de la langue baptisée « pré-celtique ». Ceux, beaucoup moins nombreux, que l’on a hérités des Gaulois, à part quelques exceptions bien connues, sont difficilement compréhensibles. Les spécialistes de la langue de nos ancêtres sont aujourd’hui en nombre plus que réduit. Grâce aux langues celtes qui ont survécu à l’impérialisme latin on peut retrouver quelques racines par ci par là, mais rarement bien distinctes. Il y a un toponyme qui m’intrigue depuis de nombreuses années et que je suis bien dans l’incapacité de classer parmi ceux d’origine néolithique, gauloise, franque ou autre. Il s’agit du toponyme « l’abbé ». Evidemment il est très facile d’y voir la présence d’un certain abbé qui aurait marqué son empreinte dans ce lieu. Pour les latinistes l’allusion à une lèvre semble également évidente. Dans certains cas le toponyme s’écrit l’abbaye. Pour la plupart des étymologistes il n’y a donc plus aucun problème, il s’agit de l’abbaye qui se trouvait là autrefois mais aujourd’hui disparue. Je ne nie pas que cela puisse être le cas quelques fois mais en réalité je constate que ce toponyme l’abbé est généralement totalement incompréhensible dans l’état de nos recherches actuelles.
C’est un toponyme extrêmement répandu. Les Bois l’Abbé sont très nombreux, c’est en fait le toponyme L’Abbé le plus répandu. On trouve un Bois l’Abbé à Limal en Belgique, à Eu en Seine maritime, à Cachy dans la Somme, à Uxegney dans les Vosges, près de Boulogne sur mer et près d’Avesnes dans le Nord. Ce qu’il faut remarquer c’est que ce nom est toujours accolé à un autre nom comme s’il s’agissait d’un adjectif. En Saintonge nous avons Pont l’Abbé d’Arnoult mais il y a un autre Pont l’Abbé dans le Finistère. Dans les bois de La Villedieu (canton d’Aulnay de Saintonge) se trouve un gros monolithe baptisé la Pierre l’Abbé, dans la forêt de Moulière dans la Vienne se trouve un Chêne l’Abbé, près de Foussais-Payré en Vendée existe un lieu-dit l’Aire l’Abbé, près de Luçon se trouve un village Beugné l’Abbé, dans le Poitou existe une Greue l’Abbé (Le Subiet mai-juin 1999 page 32), dans l’Eure deux communes répondent au nom de Fontaine l’Abbé, dans le Pas de Calais c’est Hesdin l’Abbé et Camblain l’Abbé, dans la Somme Buigny l’Abbé et Méricourt l’Abbé et dans la Sarthe Joue l’Abbé.
Les toponymes « l’abbaye » sont également nombreux. En fait il y a beaucoup de villages, hameaux ou lieux-dits appelés L’abbaye. La plupart correspondent effectivement à la présence d’une abbaye mais il se peut que certains d’entre eux ne soient que l’évolution d’un ancien « l’abbé » orthographié différemment. On trouve ainsi Vabres l’Abbaye dans l’Aveyron, dans les Ardennes Signy l’Abbaye, dans l’Orne Lonlay l’Abbaye, en Ardèche Mazan l’Abbaye, dans l’Oise Monceaux l’Abbaye, dans la Marne Moncetz l’Abbaye, en Seine maritime Ouville l’Abbaye, dans les Landes Sorde l’Abbaye, dans le Calvados Noron l’Abbaye, dans la Somme Thieulloy l’Abbaye et Forest l’Abbaye, dans l’Aube Plancy l’Abbaye, dans le Nord Château l’Abbaye, dans la Nièvre Saint-Laurent l’Abbaye, dans la Côte d’Or Saint-Seine l’Abbaye et Tart l’Abbaye, dans la Seine Maritime Saint-Victor l’Abbaye et Ouville l’Abbaye, dans la Marne Moncetz l’Abbaye et Trois Fontaines l’Abbaye, dans les Ardennes Signy l’Abbaye, en Vendée Chassais l’Abbaye et dans la Creuse Benevent l’Abbaye.
En Haute Vienne on trouve La Roche l’Abeille issue de la prononciation patoise de l’Abbé et il y a aussi un hameau nommé Abeille près de Germignac (Charente maritime).
Dans les Deux-Sèvres La Faye l’Abbesse et le Bois l’Abbesse près de Ménigoute, le Fief l’Abbesse à Jard sur mer (Vendée), le Breuil l’abbesse à Poitiers et dans la Marne Nogent l’Abbesse pourraient bien être des « l’Abbé » féminisés. En Seine Maritime Ectot l’Auber pourrait bien être une déformation due à la prononciation du patois, le a et le o étant parfois extrêmement proches en langue d’oïl. Dans les Yvelines entre Rambouillet et Ablis se trouve le hameau L’Abbé, dans le Calvados un autre hameau s’appelle Les Labbés. Dans l’Eure se trouve la commune de Saint-Nicolas du Bosc l’Abbé (le bosc est le bois en patois normand). A Saint-Séverin sur Boutonne un autre bois est Le Bois de l’Abbé, entre Melle et Lezay c’est un Bois l’Abbé tout comme à Mazeray, à Aulnay de Saintonge et à Saint-Loup-Lamairé (Deux-Sèvres) se trouvent un Fief l’Abbé et dans les mottes de Saint-Jean d’Angély un autre Fief l’Abbaye. A Sainte-Marie dans l’île de Ré se trouve un Moulin de l’Abbé ainsi qu’un fief nommé l’Abbaye. Il y a même des Bois l’Abbé en banlieue parisienne à Champigny sur Marne, Chennevières sur Marne et au Plessis-Trévise. En Vendée près de Triaize un Clos l’Abbé, près du Langon une Grange l’Abbé et toujours en Vendée près de Saint-Michel en l’Herm un pont isolé appelé pont l’Abbé. Enfin au cœur du 11 ème arrondissement de Paris se situe un passage du Bourg l’Abbé.
Il existe aussi la commune de Villabé dans l’Essonne, certainement une évolution de Ville l’Abbé.
En Gironde, près de Coutras, un lieu-dit se nomme Les Abbés et à Chaniers un autre lieu-dit Chez Labbé.
Curieusement on trouve certains toponymes « le prêtre » qui pourraient bien être une évolution et transformation de « l’abbé ». Ainsi le boulevard du Bois le prêtre à Paris (XVIIème) et le fief du prêtre près de Surgères. A Orly se trouve le quartier de la pierre aux prêtres qui pourrait bien être l’aboutissement d’une pierre l’abbé. Encore plus étonnant à Combs la Ville (Seine et Marne) existe un « bois l’évêque ». Je suppose qu’à une certaine époque on a considéré que « l’abbé » n’était pas suffisamment honorable pour la commune et cela nous amène directement à Pont l’Evêque, qui serait donc aussi une évolution de Pont l’Abbé. Ces toponymes « l’évêque » sont finalement assez nombreux. Il existe un Pont l’Evêque dans le Calvados et un autre dans l’Oise, un Pont Evêque en Isère et un Puy l’Evêque dans le Lot, un autre Bois l’Evêque en Seine Maritime, Bourg l’Evêque dans le Maine et Loire, Bailleau l’Evêque en Eure et Loir, Beauregard l’Evêque dans le Puy de Dôme, Les Roches l’Evêque dans le Loir et Cher, Le Plessis l’Evêque en Seine et Marne, La Bastide l’Evêque dans l’Aveyron, Illiers l’Evêque dans l’Eure, Hodenc l’évêque dans l’Oise, Château l’Evêque dans la Creuse, Heiltz l’Evêque dans la Marne, Gy l’Evêque dans l’Yonne, Grange l’Evêque dans le Jura, Fresnay l’Evêque en Eure et Loir, Cheylard l’Evêque en Lozère, Cour l’Evêque en Haute Marne, Lucenay l’Evêque en Saône et Loire, Thun l’Evêque dans le Nord, Mont l’Evêque dans l’Oise, Nesignan l’Evêque dans l’Hérault, Puy l’Evêque dans le Lot, Parigne l’Evêque et Savigne l’Evêque dans la Sarthe. A Angoulême on trouve un château de Bois l’évêque. Enfin, à Paris, existe une rue de la Ville-l’évêque. Même en Belgique existe un Villers l’évêque près de Liège. A côté des communes et des lieux-dits existent des bois et des forêts baptisés Bois l’évêque, un massif important près de Cambrai et un autre près de Toul. On constate que ce toponyme est souvent accolé aux mêmes noms que le toponyme « l’abbé » : pont, bois, roche, château, grange, cour… Décidemment ce toponyme est vraiment mystérieux.
En Charente, dans la commune de Touzac, se trouve un lieu-dit Les evêques.
Mais il y a encore plus fort dans la progression des titres. Ainsi on trouve un Fresne l’Archevêque dans l’Eure, un Villeneuve l’Archevêque dans l’Yonne et même un Colombier le Cardinal en Ardèche.
Je pense qu’il existe encore des dizaines de toponymes l’Abbé dans toute la France que je n’ai pas répertoriés. Il se pourrait que nous soyons en présence d’un toponyme très ancien, pré-celtique, gaulois ou franc qui semble être un adjectif car, curieusement il est toujours accolé à un nom (pont, pierre, chêne, moulin, roche, bois, fontaine, grange etc…), éventuellement un nom féminin (la Bée, ou l’Abbe ou l’Abbée qui donne l’adjectif abbé). Il pourrait s’agir éventuellement d’un toponyme plus récent issu de la présence d’un cours d’eau et d’un moulin car l’ouverture par laquelle passe l’eau d’un moulin s’appelle abée (Littré) ou bée (Littré) mais généralement ces toponymes sont éloignés d’un cours d’eau. Dans le Midi un abbé désignait autrefois le chef d’une confrérie d’artisans et le local de la confrérie se nommait l’abbaye. Quant à l’étymologie d’abbé elle viendrait directement de l’araméen abba (père) et ne peut donc nous aider dans notre recherche. L’hypothèse la plus plausible est donc celle d’un adjectif qualificatif qui décrirait une particularité physique (tordu, renflé, creux, grand, étroit…) voire spirituelle ( hanté, sacré, maudit…). Il faudrait pouvoir observer de près tous ces bois et voir s’ils ont une caractéristique commune évidente…
Jean-Michel HERMANS
La Petite Clie 17400- Saint-Julien de l’Escap
Addenda : Pour Pont l’Abbé de Bretagne on prétend que le nom vient du fait que le premier pont a été construit par les abbés de Loctudy. Pourquoi ne se nomme-t-il pas alors Pont des Abbés ?
Pont torsé (lieu-dit en Charente) : ce « torsé » est bien un adjectif bien compréhensible accolé au pont tout comme certainement le « l’abbé » hélas au sens totalement oublié.
A Ecouen (Val d’Oise) existe un pré curé ???
A Meudon (Hauts de Seine) se trouve la route du pavillon de l’abbé.